Le Tchetnik sanguinaire etses victimes imaginaires
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Sretko, le Serbe, a été condamné à mort en Bosnie pour
des meurtres, dont au moins deux n'existent pas.
[la semaine]
JEAN HATZFELD
Le 22/3/97
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Sarajevo envoyé spécial
L'hiver dernier, à Kremes, hameau d'une colline de
Sarajevo, une femme traverse la cour de son oncle qui
discute moutons avec un homme. Elle s'immobilise et
s'écrie:
Asim. C'est toi?
Le visiteur la reconnaît:
Bien oui. Je suis revenu.
Tu n'as donc pasété tué?
Tué? J'étais seulement parti à Kobila Glava. Pourquoi, tué?
Parce que mon beau-frère a été condamné à mort pour ton assassinat.
Sretko? Quand?
Il y a deux ans, à Sarajevo.
Puis elle lui raconte l'histoire, qui débute par une
beuverie, le 11 novembre 1992, après les sept premiers
mois de guerre. A Vogosca, trois kilomètres de
Sarajevo, deux miliciens serbes, Sretko et Borislav,
ivres, décident de terminer à pied leur java à Ilidza,
une autre banlieue serbe. Dans la nuit, ils
rencontrent un barrage de miliciens à qui ils
proposent la bouteille de Slivovica. Pas de chance: ce
sont des Bosniaques. Les deux fêtards sont emmenés
dans un poste de police de Sarajevo, puis en prison.
Procès public. Quatre mois plus tard, les témoignages
sont en train d'affluer sur les exactions des troupes
serbes. La présidence bosniaque décide d'organiser un
grand procès public pour intensifier l'émotion du
monde contre la purification ethnique. Au sortir d'un
hiver dur, dans une ville bombardée, Srekto Damjanovic
et Borislav Herak comparaissent donc devant une cour
militaire pour crime de génocide. Premier procès de
criminels de cette guerre, long de dix jours, il est
retransmis à la télévision. Les journalistes étrangers
sont conviés aux audiences.
A la veille de celles-ci, Me Branko Maric rencontre
Sretko Damjanovic pour la première fois chez le juge
d'instruction, où il est en train d'avouer six
meurtres. Aujourd'hui, cet avocat de la vieille ville,
commis d'office, se souvient: «Je ne connaissais ni
lui ni le dossier. Mais ma première impression fut que
sa confession était apprise par cœur.» Ce
paysan-ouvrier travaillait aux usines Tas de Vogosca,
banlieue de Serbes et de Musulmans. En avril 1992, la
guerre sépara cette banlieue de la ville de Sarajevo,
les Musulmans s'enfuirent vers la ville ou les
collines. Damjanovic s'engagea dans les milices serbes
de Radovan Karadzic.
Menaces et tortures. Lors de leur première entrevue,
en prison, le Serbe raconte à son avocat les tortures
quotidiennes, pendant sept jours, au poste de police,
au moment de son inculpation. Deux mois après les
faits, des médecins, pourtant «peu motivés»,
expertisent devant le tribunal des traces de coups de
couteau et une côte cassée, entre autres. A la barre,
Sretko Damjanovic clame son innocence. Son avocat fait
valoir les menaces et tortures endurées par son
client. Aujourd'hui, il dit: «Dans l'atmosphère de
l'époque, plaider les tortures face aux policiers
présents dans la salle n'était pas sans risque.» Lui,
personnellement, ne subira jamais aucun préjudice.
Dans le box, Damjanovic n'est pas seul. Compagnon de
bringue puis de prison, Borislav Herak non seulement
répète ses aveux, mais ne cesse d'en rajouter. Aux
journalistes qui le questionnent en cellule, il
multiplie des récits sanglants. «Il m'est difficile de
le juger, explique aujourd'hui MeMaric, mais il m'a
semblé, comme à d'autres, qu'il était d'une grande
faiblesse mentale et pour le moins influençable.» En
public, Herak raconte les tueries, les
bordels-prisons, les pillages, il s'accuse de 29
crimes, dont 6 aggravés de viols, plus que devant le
juge. Le procès fait sensation. Herak accuse son
copain Sretko Damjanovic de complicité dans le meurtre
de 6 personnes: trois anonymes («on ne les connaissait
pas»), et trois qu'il nomme, Krso Ramiz et les deux
frères Blekic, meurtres qu'il décrit avec moult
détails sordides. Les deux miliciens serbes sont
condamnés à mort, le 12 mars 1993. L'appel est rejeté.
L'avocat, qui découvre que l'une des victimes
présumées de son client, Krso Ramiz, sert déjà de
victime dans le dossier d'instruction de trois autres
miliciens serbes (Miro Vukovic, Bozo Jeftic et Nenad
Damjanovic), condamnés eux aussi pour crimes de
guerre, introduit sans succès un pourvoi en cassation.
Aucune sentence de mort n'est à ce jour exécutée.
Trois ans passent, les banlieues serbes sont
réunifiées à l'agglomération. Les réfugiés musulmans
reviennent chez eux et, parmi eux, la famille Blekic.
Avant guerre, Asim Blekic vivait avec sa mère à
Ugorsko en périphérie de Vogosca. Il s'est enfui début
avril 1992 dans un centre de réfugiés de Sarajevo. Son
frère Kasim élevait une quinzaine de génisses et des
brebis. Il est resté jusqu'au 25 mai pour vendre au
mieux son bétail à des paysans serbes voisins, avant
de revêtir l'uniforme bosniaque à Kobila Glava, dans
la montagne. Il connaît Sretko Damjanovic depuis
l'enfance, grâce à l'école, au football, et à son
oncle éleveur.
Dossier de révision. Le 23 février 1996, époque du
spectaculaire exode des Serbes qui fuient la
réunification, Kasim Blekic grimpe donc chez cet oncle
serbe, Rede Damjanovic, à Kremes, pour lui racheter
son troupeau comme ce dernier lui avait racheté le
sien trois ans plus tôt. Quand la belle-sœur, dans la
cour, lui raconte le procès, il tombe des nues. Il vit
dans la maison d'une famille serbe, la sienne ayant
été incendiée, et passe ses journées sur un tracteur
dans les champs en contrebas. Son frère occupe un
appartement au 2e étage d'un immeuble et est au
chômage puisque les usines Tas sont dévastées. Depuis,
Me Maric a envoyé un dossier de révision. Son client a
été condamné à mort, pour le meurtre de six personnes.
Trois sont anonymes. Une quatrième, Krso Ramiz, a donc
fait double emploi. Les deux dernières, Kasim et Asim
Blekic, se retrouvent au bistrot de Vogosca tous les
soirs. Me Maric insiste: «La minutie des aveux, dans
les détails les plus sordides, sur l'assassinat des
deux frères vivants, en dit long sur la nature des
interrogatoires.»
Un conseil des trois, composé de trois juges désignés
par la Cour suprême, doit décider si l'apparition d'un
fait nouveau justifie la révision du procès
exemplaire. Quatre mois après le dépôt du dossier,
l'avocat n'a reçu aucune réponse, le procureur général
de Sarajevo n'a pas encore été saisi. La seule note
positive de ce procès est celle-ci: à la prison
centrale, Sretko Damjanovic, «le tchetnik
sanguinaire», cohabite, sans souffrir d'aucune brimade
ou brutalité revancharde, avec droits communs et
matons musulmans.
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